À l'occasion du centenaire de la naissance de Roland Barthes, à Cherbourg où Le Point du Jour est installé, le colloque « Roland Barthes, pensée de la photographie » a réuni des chercheurs de différentes disciplines.
Tout au long de sa vie, Roland Barthes écrivit sur et à partir des images, notamment photographiques. L'objet du colloque est d'envisager son œuvre à travers ce prisme. Il permet d'aborder les différents champs ou registres dans lesquels s'est déployée la pensée de Barthes, mais aussi de se demander en quoi la photographie fut pour lui une autre manière de penser.
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Roland Barthes, pensée de la photographie
Colloque Le Point du jour – Centre d’art /Editeur- 12 et 13 décembre 2015
Eric Marty, éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes (RB), introduit le colloque en l’honneur du centenaire de la naissance de RB, né à Cherbourg. Le titre est ambigu à dessein : l’objet image, lieu de la « pensivité ».
Tiphaine Samoyault, auteure de la biographie de RB, « Barthes face à la photographie »
RB n’est pas un photographe ; il pratique la photo en voyage, sans se soucier de la technique mais il en fait un médium essentiel.
Il s’y est intéressé dès les premiers numéros de Communication, les Mythologies. Il travaille sur l’idéologie sous-jacente aux images.
3 périodes et 3 façons d’aborder la photographie. Démarche chronologique.
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Le regard scientifique et critique (années 1950-1960)
Collaboration avec de nombreuses revues, RB est critique de théâtre ; regard critique du point de vue marxiste ; médium de la communication de masse.
12 mythologies sur 53 évoquent la photographie comme art ou medium.
2 mythologies :
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Photos-chocs = 1955 galerie d’Orsay, l’intention photographique sur-construisant l’horreur. RB insensible devant ces images : aucun sentiment politique ni pathos ; ce sentiment d’être exclu par l’œuvre résulte d’un problème formel car les spectateurs n’ont pas la possibilité d’inventer notre accueil –au sens rhétorique. Anti-punctum par excellence. Le spectateur est exclu de la représentation.
Photo Harcourt (Greta Garbo) : la tentation du masque antique
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La photogénie électorale : tout doit passer dans la photographie du candidat ; l’idéologie du candidat est surtout mise en évidence. La frontalité est un signe de gravité et de franchise ; elle est démontée dans son caractère idéologique.
La photographie est lue comme une déconstruction, contre l’évidence ; RB invite à lire la sémiologie, à épingler la matière. RB ne procède pas à une simple condamnation : il anticipe sur l’entrée dans la puissance de séduction des images, il reconnait l’attrait des mythes. Il croit à la capacité critique du spectateur, notamment dans les interviews de fans des années 60 (Communications).
Il affirme qu’il faut lire le message photographique comme un langage, tout en mettant en garde contre l’utilisation du mot « langage ». A la fin il dira « Je ne puis lire une photographie »
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L’appropriation subjective (années 1970)
La photo pensée comme un support du désir. L’Empire des signes marque une autre période.
RB répond à une commande ; il reprend ses fantasmes plus que la réalité ; le Japon se présente comme un texte à écrire, contre la religion du sens et de la parole intimidante. Le Japon l’aide moralement et affectivement à assumer ses positions critiques. Rapport libéré au corps. RB utilise ses propres photographies.
L’appropriation subjective est encore plus assumée dans le RB par RB. Les premières photographies sont une autre façon de montrer des biographèmes. La fausse naturalité de la photographie est dénoncée. Réflexion sur le temps.
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La théorisation par la subjectivité (années 1980)
Les 2 dernières années de sa vie, à la mort de sa mère, il pense la photographie autrement. Publication de La Chambre claire (LCC). La lumière y est centrale. La commande par Jean Narboni pour Gallimard, non théorique, peut coller à son désir. RB est dans l’observation des photographies de sa mère. La photographie de sa mère petite fille dans un jardin provoque une véritable conversion : l’image est un juge ; dans une identité, la photographie rappelle une expression perdue. Le sens des images se déplace vers une assomption du référent, son « entêtement ». La différence entre le studium et le punctum est amorcée là.
La photographie de sa mère petite fille apporte un réconfort comparable aux présences spectrales ; elle permet un vrai contact avec l’être disparu ; la lumière est un milieu charnel, une peau. De cette intuition, RB en avait eu l’intuition dans L’Empire des signes. C’est aussi une pensée de la mort qui coïncide avec sa propre mort.
Cette conversion mène à la Vita nova.
Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe, « RB et la reproductibilité »
Le nom de Walter Benjamin n’est pas cité dans La Chambre claire. Ce silence de RB est un geste qui repousse la référence à W. Benjamin.
Le statut de l’œuvre d’art change à cause d’une évolution technique (reproductibilité technique). Jusque-là la copie ou l’interprétation d’une œuvre musicale sont des hommages au créateur, au talent du reproducteur. La reproductibilité photographique d’un tableau n’est pas un hommage rendu au tableau ; si la reproduction est bonne, l’hommage sera adressé à la technique.
Il y a donc une inversion de relation entre la reproduction artisanale et la reproductibilité technique, mécanique qui requiert une admiration pour la technique elle-même, d’une autre nature que celle pour l’œuvre d’art.
L’œuvre d’art à l’ère de la photographie : l’œuvre d’art n’est plus unique ; sans elle, l’œuvre d’art serait « inutilisable », la photographie permet de la percevoir davantage que par la simple observation. Les grandes œuvres sont devenues des productions collectives et ne sont plus l’œuvre d’un individu selon la perception bourgeoise. La photographie prépare la collectivisation des moyens de production. Un certain degré de maîtrise est conféré au peuple par la photographie ; l’œuvre ne lui est plus étrangère, elle devient utilisable.
RB a eu horreur de cette théorie de l’art. Ce que la photographie saisit n’a eu lieu qu’une fois, la reproductibilité est écartée (dans LCC)
Benjamin fait un éloge d’Atget : ses photos comparées à des lieux de crime. Le sujet s’absente comme un criminel ; il saisit ce qu’il photographie comme un criminel ; la photographie devient autonome à condition d’entrer dans la logique de l’indice (Carlos Ginzburg, « La logique de l’indice »). Le punctum est le serviteur du studium. RB inverse la position de Benjamin. On ne peut échapper à l’imaginaire que par une absence chez Benjamin. Chez Barthes le punctum fait éclater la totalité de l’imaginaire.
RB construit un discours platonicien sur la photographie. Le réalisme absolu de la photographie isole son effet de réel. La loi aristotélicienne d’inversion entre extension et compréhension règne sur la perception de la réalité (plus on décrit en détail une table, moins il y aura de tables qui répondent à cet objet ; moins on définit l’objet, plus nombreux sont les objets qui répondent à cette définition). Plus la reproductibilité est parfaite, moins il y a des objets y répondant.
« Une science nouvelle par objet » : RB définit ainsi la photographie. Chaque terme important de LCC est un terme essentiel de la métaphysique aristotélicienne.
Pour Benjamin, la photographie de l’être aimé fait partie d’un genre, « photos des proches », une fonction sociale : une conception à l’opposé de celle de RB. L’être aimé n’est pas une fonction : à chaque fois la photographie d’un être aimé est celle d’un être unique en quoi il est différent des autres. La photographie devient le chemin privilégié de l’éros. « C’était son âme que j’aimais, et cette âme je n’y croyais pas » écrit Gide de sa femme.
Le structuralisme permet de construire un savoir de ce qui se voit dans la caverne. L’amour platonicien est-il possible dans la caverne ? Réponse par les Fragments d’un discours amoureux, amour brisé avant de se présenter dans son intégralité. Pour RB la photographie est simplement l’idée, au sens où selon Platon on ne peut être amoureux que des idées. On ne peut aimer que dans la caverne.
RB cite Brecht et Gisèle Freund dans LCC mais pas Benjamin.
Pour RB en termes d’effet toutes les photographies se valaient. Le punctum n’est pas un indice, c’est une théorie de la présence.
Michel Poivert, historien de l’art, « Barthes - Foucault : la photographie, l’image, le désir »
Episode 75-80 : préparation de LCC, RB interroge son propre regard sur la photographie.
Pierre de Fenoyl rencontre RB à cette époque ; Chefs d’œuvre des photographes anonymes.
M. Foucault incite à jouer des pouvoirs de l’image. Son approche relève de la critique d’art. Il réaffirme sa conception de l’image opposée à Sartre.
RB rédige la préface du livre de photographies du Baron Von Gloeden ; concevoir le photographe comme un naïf.
RB et les photographies de DB (Daniel Boudinet). RB ne cesse de parler de beauté, d’une photographie qui produit la paix.
Bertolt Brecht L’ABC de la guerre (1955), photographies épigrammes.
Dédicace à L’Imaginaire de Sartre de LCC
Le théâtre est au bout de la démarche de RB, la peinture au bout de celle de Foucault.
Robert Bonamy, université de Grenoble, « R.B., Siegfried Kracauer : la photographie, le cinéma, le photogramme »
Curiosité du rapprochement de ces deux auteurs.
Kracauer, critique, sociologue, écrivain, etc. Théorie du film, 1960 ; textes sur la photographie, traduits tardivement. Approche théorique de l’Ecole de Francfort. C.Ginzburg lui a consacré un texte.
« Droit dans les yeux » texte de RB, 1977. Texte qui prépare un chapitre de LCC. Remarque sur les spectateurs africains qui ne regardent pas le film mais la poule qui traverse l’écran. Kracauer a une remarque proche de celle-ci.
« Non théories » de la photographie chez les deux penseurs.
Chapitre 21 de LCC : RB regarde les détails et non la monstruosité des enfants photographiés.
Jacqueline Guittard, université de Picardie, « Les Mythologies ; voir ailleurs »
Elle a édité l’édition augmentée des M. Elle veut revenir sur le moment des M., celui du théâtre (revue Théâtre populaire) avec des photographies de Roger Pic. Ce double regard dérange l’idée d’un progrès linéaire de la démarche. La causticité ne se départit pas d’une certaine affection pour les objets.
Les femmes, les enfants et les émigrés : les invisibles des M., ces êtres qui se cachent derrière l’apparence des M. L’image de l’enfant de troupe sur la couverture de Paris Match. Cette analyse reprend l’argument de « Bicon chez les Nègres ».
Dans la critique des photographies du studio Harcourt, RB avance qu’elles s’annulent les unes les autres. S’y opposent les clichés de Thérèse Le Prat et d’Agnès Varda. T. Le Prat s’intéresse aux masques et aux figures ; les deux clichés de Gérard Philipe renvoient à sa fonction sociale d’acteur. La photographie de théâtre représente la représentation et ne peut donc mentir ; elle révèle ce que peut la photographie en matière de vérité.
RB s’appuie sur 98 clichés de Roger Pic (spectacle de Brecht, Mère courage, avril 1957).
Le détail sémiologique circule dans l’analyse. Dans la photographie de R. Pic RB s’intéresse aux étoffes, à la matière, vers une sémiotique de la majoration (vêtements usés, brûlés, volontairement marqués selon la volonté de Brecht) ; l’hypervisibilité brechtienne fait tableau.
RB observe ce qui échappe au regard du spectateur. Sur la photographie d’Andy Warhol il relève les caractéristiques des ongles sur les mains qui cachent le visage.
La figure de la mère en douleur apparait à plusieurs reprises dans les analyses de RB. (Brecht, Eisenstein, photos-chocs)
Magali Nachtergael, université Paris 13, « La Chambre claire, un manifeste visuel »
Les Visual studies aux Etats-Unis inspirent son regard sur LCC, ou la « critique créative » venue d’Angleterre -gammes d’études qui bousculent nos conceptions disciplinaires et se réclament du structuralisme, des philosophes français du XXème siècle.
LCC peut être lu comme un panorama visuel qui aurait sa propre économie visuelle. Les images ne sont pas analysées comme un texte à part entière ; et si l’on partait uniquement des images pour arriver au texte ensuite ? RB accompagne un mouvement social qui imprègne ses images.
M.Nachtergael participe à la préparation de l’exposition à venir en Corée (La photographie après LLC de Barthes- La famille des invisibles)
Une genèse de LCC : dimension post coloniale du passé de RB (son grand-père Louis Gustave Binger, administrateur de la Côte-d’Ivoire) ; critique de The family of Man de Steichen ; RB retire les « grands hommes « de l’iconographie pour faire apparaître les « subalternes » (femmes, enfants, émigrés)
LCC comme une anti « grande famille des hommes » de Steichen (1955) ; LCC comme une refondation mythologique d’une « famille sans familialisme ».
Le cheval qui tire un tramway (The Terminal de Stieglitz) évoque le cheval de Nietzsche fou qui se jette au cou d’un cheval battu à mort, repris dans le livre.
26 illustrations photographiques dans LCC. Parmi les images sélectionnées, RB puise ses sources dans les magazines Photo et Spécial photo du Nouvel Observateur et dans des sources historiques (Susan Sontag, Gisèle Freund, etc., Cent ans d’Histoire de France).
RB retire 4 photographies avant de signer le bon à tirer. L’assemblage final met en avant une galerie de portraits des opprimés, des exclus et certaines valeurs (la bonté, la pitié, etc.). L’histoire personnelle va à l’encontre du point de vue dominant des courants historiques, même si ces enjeux ne sont pas formulés explicitement par RB.
RB reprend les clichés de Robert Mapplethorpe ; la communauté homosexuelle apparaît davantage dans son œuvre avec ses figures –notamment le livre sur le Baron von Gloeden (Amelio éditeur, 1978). La fin de LCC est consacrée aux clichés de Mapplethorpe en 1979. La lecture de ces clichés peut s’appuyer sur les Gay Semiotics, les codes visuels de la communauté gay de New York dans les années 70 et, à d’autres égards, sur « La mort de l’auteur », Aspen, 1967.
Un discours utopique traverse l’œuvre de RB. C’est un tournant dans la perception du monde politique et social.
Eric Marty, « Barthes et l’objet photographique »
Il veut mettre en valeur la qualité d’objet de la photographie. RB réduit la musique à une gamme ; quel en serait l’équivalent pour l’ensemble de la culture ? La musique comme espace culturel disparaît de LCC. La musique est devenue objet barthésien, douze notes répétitives, incarnent le désir et évoquent l’enfance à B. Elle renvoie à la pulsion de mort, à l’aspiration au nirvana, au chant des sirènes (Blanchot)
La photographie fait l’objet d’un tel partage entre pulsion et degré zéro. Le punctum glisse vers le fétiche. Le visage désexué appellent le Neutre (Photo de Garbo extrait de La Reine Christine) ; le jeu de l’animé et de l’inanimé – de l’éros et thanatos- est au cœur du Neutre, et non l’opposition entre féminin et masculin.
Du cinéma vient une autre lecture de la photo (« la photo contre le cinéma ? » RB, LCC) ; dans le chapitre 47, la photographie sur la folie de Nietzsche est encore un photogramme.
La photographie du jardin d’hiver est la photo tabou de la mère ; le sujet barthésien est pris dans le monde des images. On perçoit l’émergence de l’objet photographique dans la scène racontée par RB de son émotion lors de la projection du Casanova de Fellini lorsque Casanova danse avec « une jeune automate » ; l’animé et l’inanimé se superposent et le sujet est réveillé, excité, qui se plonge dans l’hallucination. L’automate enferme la double dimension de l’animé et de l’inanimé, il est une figure du castrat. RB féminise celui qu’on nomme « un automate » hors d’âge et le fétichise (ses gants, sa coiffure, son vêtement). Le fétiche libère l’imaginaire chez RB, ce qui diffère à ce qui se passe pour le phallus dans la dimension clinique chez Freud.
La photo fétiche serait la photo métaphorique ; fétiche et tabou sont deux positions par lesquelles le sujet peut manipuler le corps.
Dans la dernière photographie, il y a déplacement du punctum vers le collier, dans une érotisation d’un corps absent ; ce collier renvoie à la sœur du père, à son enfermement, comme à l’enfermement du collier dans une boîte.
RB développe la notion de punctum jusqu’au chapitre 23 où il ajoute un point capital ; intervient la référence au philosophe du cinéma, André Bazin. RB évoque un chant aveugle qui vient de l’animé du cinéma et évoque le collier final. L’objet photographique serait cet objet absolu qui détruit l’image intégralement en l’aveuglant.
Décembre 2015, Brigitte Riera